Dans la rue
Saint-Antoine, un coin de chaussée était en
réparation. De vieilles femmes, vêtues de haillons, des
gosses sordides venaient ramasser les pavés de bois
éclatés sous la pioche. Entre les quatre feux rouges du
chantier abandonné, ils se baissaient, se redressaient,
absurdes, maléfiques, et enfournaient leur butin dans des cabas.
Une fillette chargeait de sable une voiture d'enfant
démantelée. Gérard les dépassa et rejoignit
le trottoir grouillant des magasins. Il n'aimait pas cette rue
bruyante, secouée, ourlée d'un rempart de victuailles. La
vue de ce déballage alimentaire lui soulevait le cœur. Ces
blocs de beurre d'un jaune malade, couronnés d'une voilette
dérisoire. Ces poissons aux ventres pâles, jetés
sur des branches de sapin. Ces légumes empilés en
barricades. Ces monstrueuses montagnes de viande à grandes
plaies ovales et qui ne saignaient plus : une exposition de moignons
proprets, sur un fond blanc, ébloui, de clinique. Un camion
était arrêté entre deux boucheries. Un gaillard
enturbanné d'une serviette maculée de brun, hissait un
quartier de bœufs en travers de son épaule et l'apportait,
d'une démarche fléchie, jusqu'au centre de la boutique,
où des crochets libres attendaient. Et cette énorme masse
de chair pendait contre l'homme, s'accolait à l'homme,
voluptueusement. Une foule de ménagères se bousculaient
autour des étalages, telles des mouches sur une flaque de miel.
Elles avançaient, reculaient, clabaudaient, le porte-monnaie
serré contre le ventre, la tête occupée de calculs
infimes, l'œil pilleur. Dans ce fade relent de mangeaille, elles
préparaient de quoi bourrer leur famille pour le soir.
Henri TROYAT (L’Araigne / 1938)